Louis Rimbault: anarchisme et végétalisme
Le végétalisme, et plus encore le véganisme, sont fréquemment associés, à tort et à raison, à une forme plus générale de remise en cause de la société et, écrivons le tout simplement, à une forme de revendication anarchiste: « On présente parfois le véganisme comme un végétarisme radical. Ce serait une affaire d'extrémistes » (1, p.13)
✔︎ À tort car le végétalisme touche beaucoup de personnes, je peux en témoigner, qui souhaitent simplement mettre leurs actes en accord avec leurs idées et leur sensibilité, sans pour autant souhaiter changer la société dans sa globalité, ni se montrer véritablement militants.
✔︎ À raison, car il semble logique que la volonté de changer la société s'accompagne de celle de modifier notre comportement par rapport aux animaux non-humains, ne serait-ce que dans un souci de cohérence lorsque l'on prône le respect de l'autre, quel qu'il soit et de retrouver une harmonie naturelle perdue...
« J'aime la viande. (...) Je n'aime pas particulièrement les animaux. (...) Dans mon rapport aux animaux, je suis un type normal. Sauf que je suis aussi sensible aux arguments et aux raisons morales. Et aujourd'hui , ces raisons - en éthique animale et environnementale - sont devenues trop sérieuses pour qu'on rejette le véganisme d'un haussement d'épaule ou d'un revers de la main. » écrit Martin Gibert, docteur en philosophie qui enseigne l'éthique et la philosophie du droit et devenu végane (1 p. 9).
✔︎ L'idée n'est pas nouvelle et puise ses racines quelques siècles en arrière.
Le sociologue Aruna Ouédraogo note ainsi que « Le discours végétarien a incontestablement pour cadre le développement de la crise sociale liée aux fortes émigrations rurales et à l'agitation ouvrière » (A.Ouédraogo, communication personnelle: 2).
C'est ainsi que l'avènement des sociétés végétariennes en Allemagne (1868), Suisse (1878), Belgique et France (1880) se fait en corrélation avec l'accroissement des problèmes sociaux , révélant en cela « la fonction de pacification sociale » visée par ces sociétés (2).
Le végétarisme se développe aux débuts du 19ème siècle en Angleterre sur la base de son utilité sociale, grâce notamment au travail de l'Eglise biblique chrétienne, fondée par le révérend William Cowherd (1763-1816) et apparait comme « Une solution morale aux problèmes sociaux » (3).
✔︎ En France, c'est le végétarisme naturiste, dont l'une des figures de proue est le docteur Paul Carton, qui aura « un retentissement considérable » (3bis/parag.4) au début du 20ème siècle et sera repris par les anarchistes libertaires auxquels nous allons arriver.
Pour A. Ouédraogo, « des relations étroites unissent la théologie physiologique de Carton à celle de réformateurs protestants de la même époque, comme le docteur suisse alémanique Bircher-Benner (inventeur du Bircher muesli), l'écrivain Rudolf Steiner ou encore les vitalistes scandinaves. Bircher-Benner, Rudolf Steiner et Carton sont, dans les années 30, les plus influents prophètes européens de l'alimentation saine et du végétarisme naturiste. Tous voient dans la discipline du corps et de l'esprit les moyens de faire face aux intempéries sociales et économiques. Comme Carton, Bircher-Benner a été gravement malade et tous relatent, dans leurs écrits, leur conversion et proposent l'adoption du régime végétarien pour sauver le reste de l'humanité (Wirz 1993). Ils veulent hâter l'édification du nouvel homme, frugal, sain et pur.» (3bis/parag.36)
Le végétarisme est ainsi perçu comme une « entreprise d'assainissement, de purification générale » (3bis/parag.4) et aura en France un « retentissement considérable, notamment entre 1912 et 1935, et qui reste vivace, alors même que le nom de son promoteur national, le Dr Paul Carton (1875-1948), est tombé dans l'oubli. » (3bis/parag.4)
« Après la révolution d'Octobre 1917, c'est à travers la double peur du bolchevisme et du capitalisme qu'il faut comprendre l'empressement de nombreuses composantes de la philanthropie, et en particulier de communautés anarchistes, à se faire les propagateurs des thèmes végétariens » (3bis/parag.46)
✔︎ L' époque qui précède la Grande Guerre, celle de 14-18, voit se développer un militantisme individuel regroupant les déçus de la politique officielle. Ses adeptes contestent les normes existantes « dans des domaines aussi variés que ceux de la propriété, du régime matrimonial et de la sexualité, de l'alimentation ou de l'habillement. » (4) et « une partie de la presse anarchiste individualiste participe (...) à la promotion d'un hygiénisme élaboré par les médecins végétariens et naturistes » (4) comme le fut Paul Carton. Louis Rimbault est une figure importante de ce milieu.
Né à Tour en 1877 dans une famille de 8 enfants avec un père alcoolique, ses débuts dans la vie sont difficiles et il ne s'intéressera véritablement à l'anarchisme que trente années plus tard, influencé par son jeune frère Marceau qui "écrit dans l'anarchie , journal anarchiste individualiste" (5) . En évoluant dans cette nébuleuse anarchiste, il rencontre Georges Butaud et sa compagne Sophie Zaïkowska, deux militants libertaires végétariens et abstinents influents et à l'origine de la fondation en 1903 de « la première colonie libertaire française, le milieu libre de Vaux, dans un village de la commune d'Essômes-sur-Marne, près de Château-Thierry » (4).
C'est en 1911 que la rencontre a lieu avec Louis Rimbault et sa compagne Clémence, à l'occasion de la fondation à Bascons, près de Vaux, d'un « nouveau milieu libre », végétarien et naturiste. Ce n'est certes pas une villégiature et l'époque est difficile. Les 2 couples mènent « une vie extrêmement fruste, qui confine parfois à la survie » (4). À la suite de la lecture en 1912 du livre du Dr Paul Carton, Les trois aliments meurtriers, ils renoncent « à toute nourriture d'origine animale et à tout produit transformé industriellement, et adoptent un régime exclusivement végétal qu'ils qualifient désormais de « végétalien » (...) passage du végétarisme au végétalisme » (4)
Cette expérience communautaire sera pourtant de courte durée puisqu'elle prendra fin en 1912. Mais elle laissera une forte empreinte sur Louis Rimbault « qui y a acquis la conviction définitive que la réduction des besoins et le végétalisme sont des conditions indispensables à toute émancipation individuelle ainsi qu'à l'avènement d'une société libertaire. » (4)
Les années passent. Louis, soupçonné de complicité avec la Bande à Bonnot (4, 9) fait de la prison, sera acquitté, puis mobilisé et réformé. Il renoue des liens avec Georges Butaud, devient « un ardent propagandiste du végétalisme » (4) et donne des conférences au Foyer végétalien ouvert à Paris en 1922 par ce dernier.
Il met au point La Basconnaise, une salade riche d'une trentaine d'ingrédients destinés à compenser les carences d'un régime végétalien (5)
Au Foyer végétalien, on peut acheter, pour 3 francs, « Le Végétalien, Tribune libre des végétaliens » (6) , mensuel à la parution irrégulière tiré à quelques mille exemplaires dont les articles, pour la plupart écrits par Sophie Zaïkowska et la doctoresse Madeleine Pelletier - figure importante du féminisme de l'époque -, traitent de l'alimentation « et des méthodes d'existence (retour à la vie commune primitive) préconisées par les anarchistes » (6).
Sources: Archives anarchistes: 6
Sa diffusion est internationale, il est expédié à ses abonnés dans le monde entier et est, par le biais de sa Tribune libre, un instrument de « propagande en faveur des théories et pratiques végétaliennes » (6).
En 1923, Louis Rimbault décide de fonder une « Cité végétalienne ».
Source: Anne Steiner, les milieux livres en images (8)
Elle se nommera « Terre libérée », verra le jour en 1924 à Luynes, dans l'Indre-et-Loire, à proximité de Tour, et sera un centre où l'on montrera, par la théorie et la pratique, les bienfaits du végétalisme(5). Mais de nombreuses querelles internes, un accident qui laisse Louis Rimbault paraplégique et des problèmes de couple, auront raison de cette belle utopie et Louis pense même à revendre l'endroit en 1933. Il y restera pourtant jusqu'à sa mort en 1949, animé d'une activité militante et d'une « foi végétalienne » (4) inébranlables.
Son épitaphe (il est enterré à Luynes) en témoigne pour la postérité (5) :
Fondateur de Terre Libérée Ecole de pratique végétarienne à qui il consacra sa vie dans le but d'une régénération sociale
Epilogue
Malgré ces trajectoires militantes et utopiques qui se soldent par des échecs, ces tentatives auront marqué les milieux libertaires de l'entre-deux-guerres (4) et tant d'abnégation force le respect, en tous cas le mien.
Un siècle a passé et les temps n'ont guère changé. Mais la lutte continue et il faut croire en des lendemains qui chanteront.
Des mouvements comme l'ALF, Animal Libération Front (10, 11), créé dans les années 1970 par deux militants britanniques adeptes de l'action directe (le logo de l'ALF, un A entouré d'un cercle, « fait explicitement référence au mouvement anarchiste » (12 p.38 ), très médiatisés dans les pays anglo-saxons, mais bien présents en France (11), montre que la mouvance libertaire reste bien vivante.
Pour ma part, c'est le combat contre la souffrance animale qui mobilise une grosse partie de mon énergie et, je ne peux que le constater et m'en réjouir, le végétalisme et sa conclusion logique qu'est le véganisme, gagnent du terrain et de l'audience, les médias s'en font l'écho. Qu'une récupération opportune par certains soit une évidence n'est pas très grave: ne boudons pas ces épiphénomènes dont il restera opportunément une trace.
Je conseille à ceux qui veulent en savoir un peu plus sur la vie de Louis Rimbault, la lecture de l'excellent article d'Arnaud Baubérot, docteur et maître de conférence en histoire contemporaine, Aux sources de l'écologisme anarchiste : Louis Rimbault et les communautés végétaliennes en France dans la première moitié du XXe siècle (4) , ainsi que celui de Shalazz, Louis Rimbault et "Terre libérée", 1923-1949. École de Pratique végétalienne et de Retour à la Terre (5), extrêmement bien documenté.
Ils ont été deux de mes sources d'inspiration dans l'écriture de ce texte et je les en remercie.
Sources:
1- Martin Gibert Voir son steak comme un animal mort Èd. Lux, 2015
2- Arouna OUÉDRAOGO Le végétarisme, esquisse d'histoire sociale INRA, Documents de travail CORELA-HEDM, septembre 1994. Communication personnelle
3- Arouna OUÉDRAOGO Les origines du végétarisme en Grande Bretagne à la fin du XVIIIème siècle Texte exclusif OCHA (Observatoire Cniel des Habitudes Alimentaires) mis en ligne le 14 mai 2009 https://www.lemangeur-ocha.com/wp-content/uploads/2012/05/ouedrango_origine_vegetarisme.pdf
3bis- Arouna OUÉDRAOGO Assainir la société Les enjeux du végétarisme Terrain, anthropologie & sciences humaines 31 septembre 1998:Un corps pur Open Edition Journals Assainir la société
4- BAUBÉROT Arnaud Aux sources de l'écologisme anarchiste : Louis Rimbault et les communautés végétaliennes en France dans la première moitié du XXe siècle Dans Le Mouvement Social 2014/1 (n° 246), pages 63 à 74 Cairn.info, matière à réflexion https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2014-1-page-63.htm
5- SHALAZZ Louis Rimbault et "Terre libérée", 1923-1949. École de Pratique végétalienne et de Retour à la Terre Infokiosques.net, brochures, 8 juin 2006. https://infokiosques.net/spip.php?article337
6- Archives anarchistes Lundi 09 avril 2018: Le Végétalien 1924-1929. Le Végétalien 1924-1929 | Archives anarchistes https://anarchiv.wordpress.com/2018/04/09/le-vegetalien-1924-1929/
7- Dictionnaire des militants anarchistes BUTAUD, Georges https://militants-anarchistes.info/spip.php?article7829
8- Anne STEINER Les milieux libres en image Cahiers d'histoire, revue d'histoire critique. 133 / 2016 Partir en communauté OpenEdition Journals Les milieux libres en images https://journals.openedition.org/chrhc/5516
9- Marjolaine JOLICOEUR Des végétaliens anarchistes Journal AHIMSA, 2010 Libération animale, humaine et planétaire Les végétaliens de Monte-Verita https://liberationanimale.com/2010/05/13/histoiredes-vegetaliens-anarchistes/?unapproved=2367&moderation-hash=1de9397de7026d95f255ced59b21f484#comment-236
10- Animal Liberation Front-Mouvemen... Site d'actualité français de l'ALF https://alf-france.over-blog.org/
11- LIMIÑANA, A. Voici l'ALF, le front partisan d'une défense musclée de la cause animale Slate.fr, 15 mai 2017. https://www.slate.fr/story/142460/alf-cause-animale
12- SEGAL, J. Action directe La pensée végane 50 regards sur la condition animale Éd.: Presses Universitaires de France, octobre 2020