Voir l'animal comme un individu
Ou: "pour en finir avec la notion d'élevage respectueux"
Dans mon milieu de bobos bienpensants et bien nourris, c'est en effet l'un des arguments, quelque peu spécieux, qui m'est régulièrement servi : " Moi j'achète ma viande chez un petit producteur qui respecte et aime ses animaux"...
" Les choses parlent pourtant d'une toute autre réalité. Aujourd'hui [soit en 2017] en France, 82% des poulets de chair, 68% des poules pondeuses, 95% des porcs charcutiers et 99% des lapins sont élevés en élevage intensif, c'est-à-dire mis au monde, exploités et abattus après une brève existence de souffrances et de privations, sans jamais avoir fait un pas hors d'un bâtiment d'élevage." (1 p.19). Un rapide calcul donne une moyenne de 86% d'animaux élevés en intensif... Et quand bien même ce serait le cas, si la viande achetée provenait bien des 14% restants, on peut légitimement s'interroger sur la notion de respect qui consiste à apporter de l'amour et un relatif bien-être à un animal pour l'envoyer ensuite à l'abattoir. Belle forme de duplicité, voire de sournoiserie, ou au mieux de déni, qui me semblent mal s'accorder avec ladite notion de respect...
On peut au passage s'interroger sur les mots et locutions employés pour désigner ces animaux que nous privons de leur liberté puis de leur vie: poulets de chair, porcs charcutiers, poules pondeuses, viande,... (et je ne lance aucunement le bloc de tofu à Jean-Baptiste Del Amo, auteur de ces lignes, qui ne fait qu'utiliser les expressions classiquement employées, et dont je souligne au passage l'engagement pour la cause animale à travers son écriture et le choix d'être végétalien: 1 p. 22). Ce vocabulaire qui fait désormais partie de notre langage quotidien ne choque pas. Il assigne pourtant l'animal au simple rôle de machine à nourrir, glissement délétère amplement favorisé par la disparition de la notion d'individu, propre à chaque animal, au profit de celle d'un concept qui globalise l'animal, le réifit et provoque donc la mise à distance de tout sentiment empatique: " La nature même de l'élevage intensif interdit toute possibilité de considérer l'animal comme un individu; par le nombre et l'organisation systématique, elle le met à distance, le rend invisible. (...) Un parmi des milliards d'autres anonymes. Une abstraction." (1 pp. 18-19).
Mais la perception des animaux évolue tout doucement. Pour Éric Baratay, historien français et spécialiste des relations hommes-animaux, " Le desserrement du corset théologico-philosophique à partir de la décennie 1960 a permis de penser autrement et de suivre les initiatives d'éthologues japonais des années 1950, issus d'une culture ne focalisant pas sur les distinctions entre l'homme et l'animal, acceptant l'individualité des animaux à l'image de celle des humains. Parallèlement, l'arrivée en éthologie de femmes plus libres que les hommes vis-à-vis des conceptions dominantes, de par leur marginalité subie ou acceptée, voire revendiquée, a favorisé ce regard nouveau. (...) L'avènement des individus bouleverse l'éthologie actuelle. (...) Chaque être représente une expression de l'existence animale; sa richesse doit faire réfléchir à son moi, à sa cohérence interne, à ses écarts avec les autres, à sa manière de vivre ses représentations et ses émotions, à sa capacité de changer." (2). Ben voilà: tout est dit ! Et les (rares) expériences vécues par des éleveurs qui ont pu voir "par la survenue d'un évènement a priori anodin" l'un de leurs animaux "dans toute sa singularité" (1 p.17) attestent du changement de leur regard qui les amène parfois à changer de cap, voire d'activité professionnelle et/ou d'alimentation (1 p.18). C'est par exemple le cas de Jay Wilde, cet éleveur britannique qui ne pouvait plus regarder ses vaches dans les yeux , sachant qu'il devrait tôt ou tard les trahir et qui, après avoir envoyé le gros de son troupeau vers un sanctuaire à Norfolk, a transformé sa ferme en un domaine végétalien avec restauration, cours de cuisine et boutique (3). J.-Baptiste Del Amo nous livre d'autres témoignages tout aussi édifiants dans son livre consacré à l'histoire de l'association L214 (1 pp. 112-120). Oui, il existe de belles histoires dans lesquelles les vaches ne finissent pas toujours en steaks !
Sources:
Dessin La charcuterie respectueuse: Philippe Geluck
1- Del AMO, J.B.2017 L214. Une voix pour les animaux Éd. Arthaud
2- BARATAY, E., 2017. Biographies animales: des vies retrouvées Éd. du Seuil
3- SANDHU, S. 'I couldn't look them in the eye': Farmer who couldn't slaughter his cows is turning his farm vegan inews, Friday, 2nd March 2018 Farmer who couldn't slaughter his cows is turning his farm vegan